Carlo Petrini : il a inventé la "Slow Food"
Le 09/10/2018
Il est le fondateur de Slow Food, vaste organisation internationale ancrée dans les territoires, qui milite pour une alimentation bonne, propre et juste pour tous. Nous l’avons rencontré lors d’une conférence, impatient d’un changement de société, à la table d’un bistrot parisien*, vantant petits paysans et produits du terroir français que Slow Food a contribué à sauvegarder.
Près de 20 ans après la création de Slow Food, qu’est-ce qui a changé dans votre combat ?
En regardant en arrière, à la naissance de SF, nous avions un « ennemi » symbolique. C’était Mc Do !
Et maintenant vous n’avez que des amis !
Nous avons d’autres ennemis, très puissants ! Les grands distributeurs, les géants du Web comme Amazon ou de grands groupes alimentaires mondiaux. Je pense à Lactalis, entreprise de transformation de produits laitiers. Nous militons pour attirer l’attention des citoyens sur leur pouvoir, sur la concentration et l’uniformisation que ces groupes génèrent.
Vous n’aimez pas utiliser le mot « consommateur », pourquoi ?
J’utilise volontairement le mot citoyen. Consommateur, plus récent, est né avec la révolution industrielle. En fait, le terme que je préfère, c’est coproducteur ! Lorsqu’on s’informe sur le produit, lorsque nous le connaissons, quand nous prenons en compte son rôle dans l’économie locale ou son impact environnemental et que nous le choisissons, nous devenons en quelque sorte coproducteurs. C’est dans cet esprit que Slow Food vient de réaliser Le grand guide des produits du terroir Français.
« Le temps est venu de réconcilier gastronomie et écologie. »
Un guide sur la nourriture et la gastronomie, un de plus non ?
Il ne s’agit pas d’un catalogue de gastronomie, la France n’en manque pas. De même, les livres de cuisine ne se comptent plus tant il s’en publie. Des recettes, toujours des recettes ! Mais sur les petits producteurs et leurs produits qui font partie du patrimoine culturel d’un pays – surtout en France – il n’y a pas grand-chose. Ce livre n’est pas non plus un catalogue de produits parce qu’il s’intéresse au paysan partie prenante d’économies aujourd’hui menacées dans un système alimentaire criminel, destructeur de biodiversité, de produits traditionnels. L’objectif de Slow food est de mettre les producteurs et leurs produits au premier plan.
Vous dénoncez des paradoxes alimentaires, pouvez-vous en citer ?
On n’a jamais autant parlé d’alimentation. Où que vous alliez, de la France à l’Italie en passant par l’Afrique, vous allumez une télé, à toute heure de la nuit et du jour vous verrez un chef avec des casseroles qui parle et parle encore ! Dans le même temps, la situation de l’agriculture et des paysans ne cesse de se dégrader ! Prenez le parmesan en Italie, mon pays. Le prix du lait est si bas qu’il ne permet même plus la dignité de ceux qui le produisent et beaucoup arrêtent la fabrication de ce fromage traditionnel. Mais on continue de parler recettes et de faire des shows ! C’est de la pornographie à l’Italienne ! Nous avons besoin de nous reconnecter à la réalité de la production ! Autre contradiction. Ces recettes et produits alimentaires sont majoritairement réalisés par des hommes. Or partout et depuis toujours, des millions de recettes sont élaborées par des femmes. Souvent avec trois fois rien, elles réalisent des choses incroyables. Seulement voilà, ce sont les chefs qu’on met en avant. Ils sont érigés en maître à penser, en philosophes !
D’autres exemples ?
On peut continuer avec les industriels du lait qui conditionnent du lait appauvri en matière grasse pour ensuite l’enrichir, avec des oméga 3 par exemple. Vous payerez le litre de ce lait appauvri trois ou quatre fois plus qu’il n’a été payé au producteur, lorsqu’il était naturellement riche ! On paie plus cher un lait pauvre qu’un lait originellement riche. Cherchez l’erreur ! Voilà pourquoi nous avons besoin de nous reconnecter avec les producteurs.
Y a-t-il un lien entre gastronomie et écologie ?
Aujourd’hui être un gastronome sans conscience écologiste n’a pas de sens. De même qu’un écologiste non gastronome… c’est triste ! On ne va pas changer le monde avec des gens tristes ! Le temps est venu de réconcilier gastronomie et écologie. Cette idée n’est pas de Carlo Petrini mais du père de la gastronomie, Brillat-Savarin. Son ouvrage Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante publié en 1825 montre que la gastronomie touche la chimie, la physique, la biologie, l’anthropologie, l’économie ou encore la politique… Nous n’avons retenu de Brillat-Savarin que les aphorismes et pas l’aspect économie politique de son œuvre. Si on n’aborde pas la gastronomie en science holistique [il s’emporte], on ne comprendra pas la situation alimentaire actuelle. Et les paradoxes perdureront. Gastronomie versus gaspillage, destruction de l’environnement et de l’agriculture, etc.
« Le changement face à l’impasse de la production agricole est l’unique perspective et cela me rend optimiste. »
Dans les schémas de circuits courts que vous prônez, commerces et commerçants ont-ils encore leur place ?
[Sourire…] La relation directe entre le producteur et le citoyen ne résoudra pas tous les problèmes de la distribution. Elle permet de dénoncer une situation insoutenable. En Italie par exemple, beaucoup de villages n’ont plus de poste, d’école, de prêtre, de boutiques… Ils sont des dortoirs, et dans les villes, les rues principales sont dédiées aux vêtements. Il nous faut reconstruire les liens sociaux détruits par la grande distribution… [Re-sourire] Notez qu’à présent, elle est elle-même attaquée par des entreprises type Amazon. Ces dernières gagnent plus d’argent avec la financiarisation de leur activité qu’avec la réalité même de leur activité, c’est-à-dire le commerce ! Nous devons reconstruire la réalité du commerce ! Moins pour le commerce que pour la socialité, pour le plaisir de rencontrer. Nous avons besoin de tous. Et que chacun respecte l’autre.
Qu’est-ce qui vous réjoui aujourd’hui ?
Il y a des choses très intéressantes qui se passent et qui bougent. Je me suis intellectuellement formé avec la gauche italienne. Aussi l’an dernier lorsque j’ai reçu la direction mondiale de Relais & Châteaux pour travailler à la sauvegarde de produits, je me suis d’abord dit, hum… Relais & Châteaux… trop élitiste. Puis j’ai pensé que si les grands chefs commencent à réaliser qu’il n’est pas possible de faire de la cuisine seulement avec une dimension artistique, s’ils estiment que la matière première est essentielle à ce point, c’est un bon signe.
L’engouement pour le bio, l’apparition de nouvelles formes de distribution comme les circuits courts me réjouissent aussi. Le citoyen devient acteur, c’est formidable ! De plus en plus de jeunes s’engagent pour la transition sociétale. Nous avons touché le fond. Le changement face à l’impasse de la production agricole est l’unique perspective et cela me rend optimiste.
Slow Food France n’est pas très connu mais pensez-vous que l’émergence de la branche Slow Food cuisiniers permette une diffusion plus globale de vos valeurs en France grâce à la cuisine ?
En France, beaucoup d’associations vont dans le même sens que SF, et les actions de notre mouvement ne se distinguent pas autant que dans d’autres régions du monde. Mais elles ont permis par exemple d’ouvrir le premier marché paysan à Chicago en 1997. Aujourd’hui on compte 12 000 marchés Slow Food aux États-Unis… La vice-présidente de SF, Alice Waters, a beaucoup encouragé Michèle Obama à créer un jardin potager bio à la Maison Blanche. Partout dans le monde émergent des ferments positifs et nous œuvrons à les encourager.
Vous dites qu’il est temps que les organisations humaines – politiques, associatives ou autres –, inventent de nouveaux fonctionnements : pouvez-vous préciser ?
Si on prend l’exemple de Slow Food, nous avons beaucoup travaillé pour structurer l’association. Les membres du réseau sont organisés autour de 2 000 branches locales. La structure organisationnelle est verticale avec des représentants locaux, régionaux, nationaux… Nous devons inventer de nouvelles formes de représentativités et passer à ce que j’appelle la démocratie animale à la démocratie végétale, où ce n’est plus le cerveau qui commande le travail au reste du corps. On ne peut plus standardiser, poser des modèles valables pour tous surtout dans des mouvements comme le nôtre où l’on se doit de respecter la biodiversité culturelle. La démocratie végétale est à l’image d’un arbre dont les branches et les racines s’épanouissent. On a besoin d’organisations nouvelles, où ce n’est pas la hiérarchie verticale qui domine mais la communauté. Nous devons renforcer le concept de communautés. Notre mouvement doit accepter cette dimension et ne plus suivre la logique de la réalité animale. Nous vivons une période extraordinaire.
Interview réalisée par Pascale Solana.
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